Le plus vrai des miroirs
Par Émile Gardaz

Paru dans l'Illustré le 31 mars 1982

Il a toujours été sans âge. Jeune, il connaît les inquiétudes, les hésitations des gens qui ont déjà du temps derrière eux. A quatre-vingts ans, ses enthousiasmes d'adolescent l'envoient aux Croisades, contre le Fric-Roi, la violence, la vanité des puissants et des possédants, A l'heure où d'autres sont retraités et à l'abri du soleil, de la pluie, de la réflexion, même de la mémoire, son œil s'allume. Sa plume court. L'écriture fine échappe à la première lecture, mais le bruit du "cœur qui bat" nous revient au galop. Il est le libre habitant d'une terre qui souvent n'ose dire son nom qu'à mi-voix.

A quatre-vingt cinq ans, il a encore rapetissé sur le chemin de ses promenades. Pourtant, l'éternel jeune homme répète, tête haute, l'invective de Prévert: "quelle connerie, la guerre!". Il monte aux barricades pour l'objecteur de conscience, pour le sacrifié du capitalisme qu'est le prolo des Temps Modernes, pour la victime du socialisme à visage inhumain. Un enfant qui pleure l'éloigne des tables dressées, un arbre qui meurt le fait monter au front des forêts.

"Tu ne mentiras pas". Ce chrétien impénitent l'a compris, d'un seul coup de foudre. Alors, Vaudois aux allures prudentes qu'il est et qu'il restera, il ne cessera de dire quand il faut, où il le faut, la vérité. Sa vérité qui est celle des gens aux mains blanches.

Après tout, était-il si facile de dénoncer, par l'écrit et la chanson, nazisme et fascisme à l'époque "glorieuse" où certains de nos excellents compatriotes y voyaient salubrité, nationalisme, ordre retrouvés ? Était-il flatteur d'être le poète quotidien dans ce pays où la sonate officielle et la symphonie des affaires réussies priment tout ?

Gilles, c'est un peu l'alibi de ceux qui rêvaient de chanter juste, un jour. "Il fait de merveilleux couplets avec ce que nous pensons tout bas".

Il faut donc, tout logiquement parler de Gilles et des Vaudois, "cette pâte un peu molle, mais qui avait du goût". Les habitants du plus lémanique des cantons se sont-ils reconnus dans les chansons que nous aimons et qui dès aujourd'hui leur appartiennent ? Attention! Ils n'en prennent que ce qu'ils veulent, le soleil, salut Jean Rosset! La partie de cave, le folklore de la pinte et de la petite fête villageoise, le déménagement à Territet après "La Gonflée". Les colonels d'ici éliminent, sans le vouloir toujours, les "mentons carrés et les gueules énergiques" et foin de problèmes métaphysiques, ils rient gras quand les bleus attaquent vers Ollon. Gilles a rendu aux Vaudois le plus vrai des miroirs reformants. Ils ne s'y sont pas souvent reconnus. Pourtant "La Venoge" coulait à un joli niveau. Malheureux! Ils ont cru Gilles sur parole… "Y'en a point comme nous!"

Gilles poète. Il faudrait lui donner la parole: "Je n'ai pas d'imagination. Il me faut connaître les détails pour parler d'un personnage, d'un événement". Je l'entends au téléphone, à propos d'une émission radiophonique hebdomadaire: "Ah! Je n'ai rien à dire. Je suis vide. Alors, on saute une semaine. Saluez tous les amis!" Au seuil du grand âge, c'est la même humilité devant l'ouvrage, le respect de l'artisan-artiste pour le travail bien fait.

Gilles, auteur dramatique, n'aimait pas beaucoup sa "Grange aux Roud". Vont-ils la reprendre dans celle de Mézières, pour renflouer la caisse ? D'autres vinrent, mais un peu tard, lui demander s'il s'intéressait à la Fête des Vignerons. Il leur répondit qu'ils auraient pu s'y prendre plus tôt pour la vendange. On rêve ce qu'eût été la célébration veveysanne vue par ce maître à chanter la vigne et le pays d'ici. N'oublions pas qu'ils ont "raté" aussi Ramuz, Honegger et Frank Martin!

Par bonheur, la Ville de Lausanne sut lui décerner, dans les délais honorables, le prix qu'il méritait, ô combien! A ce propos, l'ancien syndic J.-P. Delamuraz, qui connaît une partie du répertoire de Gilles par cœur (et c'est le mot propre), fut "coupable" d'une bien belle action. Il nous fit demander par un ami, âme de la Radio romande, de tenter de modérer les propos de notre chansonnier et ami, pendant quelques semaines… le syndic voulait absolument que Gilles ait son prix. Or, l'attribution de ces lauriers recherchés dépendait d'une commission "ad hoc" et certains de ces Messieurs, pontes respectables et durs à cuire, admettaient mal l'esprit de fronde et de liberté de l'éternel jeune homme de Saint-Saphorin. Malgré eux, justice fut faite.

Gilles humaniste! On y revient arpenteur du pays profond, sourcier redécouvrant pour nous les eaux secrètes et pures de la vie. Homme de foi, pardi. Ses dieux lares et ses saints en témoignent. François d'Assise, Jaurès, le Christ des ateliers, Molière, Rabelais, Verlaine. " Écoutez la chanson bien douce…" homme de culture, de celle qui n'ignore pas que le papier des livres vient du bois des arbres.

D'autres diront son grand parcours. De la Bourgogne au Coup d'Soleil en passant par les théâtres et les nobles cabarets de Paris, dont le sien. D'autres évoqueront Julien et le temps où Gilles fit la révolution de la chanson. J'aurais dû commencer par Copeau! Et le premier "Passage de l'étoile", Edith! Et Albert. Merveilleux Albert Urfer qui permit par son talent et son abnégation un formidable retour à l'avant-scène… Evelyne toujours présente.

Je parlerai de Gilles, l'amitié. La pudeur qui fait reculer d'un pas et avancer le cœur. Le jardin sous les arbres où chaque fleur est protégée. La soif d'un vin clair partagé sous la treille et la soif de justice qui conduit d'un pas menu, mais obstiné, au bout du monde.

Gilles grand Vaudois, certes. Romand, francophone d'honneur, européen, citoyen du monde.  Mais l'homme est d'ici, en même temps que de toutes les provinces. Il nous redonne nos racines, peu de jours avant sa mort, Jacques Brel vint à Paris graver son dernier disque. Crochet rapide à Sion, pour piloter. C'était la passion du fabuleux Belge. Rentrant à Genève, il fait escale à Saint-Saphorin. Gilles l'avait accueilli, débutant, sur ses tréteaux parisiens.

"Je voulais vous embrasser". En coulisses, à Paris, je vous entendais dire "La Venoge". Les gens ne comprenaient pas tous les mots mais ils vous ont suivi. J'ai su qu'il fallait chanter et dire les choses vraies, à soi. A cause de vous j'ai fait "Le Plat Pays".

Merci Gilles, pour lui, pour nous. Gilles que nous aimons, hier comme aujourd'hui.