Jean Villard-Gilles, chansonnier parisien qui sourit du pays
Par Alice Bottarelli

Paru dans "Le Poème et le Territoire : Promenades littéraires en Suisse romande", sous la direction d’Isabelle Falconnier et Antonio Rodriguez, illustrations de Marco De Francesco, Lausanne : Éditions Noir sur Blanc, 2019.

Principalement connu pour son poème La Venoge, Jean Villard-Gilles était aussi un chansonnier d’importance dans le monde du spectacle, toujours sur les routes pour présenter, en France comme en Suisse, son répertoire engagé, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale.

Incontournable dans l’œuvre de Jean Villard-Gilles (1895-1982), "La Venoge" (1954) se présente comme une contribution précieuse à la culture d’une région, car il a su traduire, avec un humour délicat et une poésie sans snobisme, un certain "caractère vaudois". Ondoyant, louvoyant, procédant par détours et par élans, le poème, comme le cours d’eau éponyme, donne à découvrir des recoins sauvages et inattendus au cœur d’une réalité connue. Non loin de Lausanne, ville que Gilles a décrite comme "une belle paysanne qui fait ses humanités" la Venoge nous offre "des visions de Colorado" et, sous la plume du poète-chansonnier, devient une grande dame qui fait de l’esprit. En personnifiant ainsi la rivière, Gilles nous livre du même coup un « portrait des Vaudois », mélange d’ardeur, de retenue et d’un brin d’ironie.

Écrit en Bretagne en 1954, "La Venoge", malgré ses nombreuses allusions et références culturelles, fut applaudi par le public parisien. Il inspira même à Brel "Le Plat Pays", selon le témoignage de Gilles dans la série "Plans-Fixes" que lui consacre Bertil Galland. Nombreux sont celles et ceux qui, depuis, lui ont rendu hommage.

Puis, à ce poème-portrait mêlé d’une pointe de satire s’ajouteront d’autres textes de Gilles consacrés au Pays de Vaud et à la Suisse, souvent destinés à être chantés ou récités. Homme de radio, de cabaret, de théâtre, Gilles se fait artiste pluriel qui ne se contente pas de livrer ses textes au papier, mais les incarne. Par la voix, la gestuelle, la mise en scène et la musique, il ancre son écriture dans un art à la fois populaire et d’avant-garde, comique et affûté, léger et lyrique.

Or, si l’on se souvient de Jean Villard-Gilles pour "La Venoge", ce poème n’est pas représentatif de l’ensemble de son œuvre, bien plus internationale, novatrice et militante qu’on ne l’imagine souvent. Si la Suisse romande fut sa contrée d’origine, mise en lumière et en chansons par ses soins, on oublie parfois qu’il a investi la scène culturelle française pendant des dizaines d’années avec audace et succès. Vaudois exilé en France, Parisien de retour à Lausanne, Gilles a passé sa vie à traverser les frontières.

Benjamin d’une famille de sept enfants, il naît en 1895 à Montreux, une ville "à l’aube de sa gloire touristique". Les hôtels se construisent à grande vitesse, entre les fermes. Selon Gilles, ce mélange de cosmopolitisme et de paysannerie influence son tempérament. Il faudra attendre 1918 pour qu’une occasion inattendue se présente : Ramuz en personne souhaite l’engager pour "L’Histoire du soldat". Très vite, il quitte la Suisse, il parcourt Paris, la province, expérimentant un théâtre de texte et de mime, puis l’univers de la chanson et des cabarets avec le duo "Gilles et Julien". Ce n’est qu’en 1939 que, mobilisé, il est contraint de revenir au pays. Commence alors une période intense où le chansonnier-poète multiplie les occasions de s’engager contre le fascisme, pour "essayer de garder intacte et bien fourbie la fine lame de l’ironie". D’abord pour le Théâtre aux Armées puis à Radio-Lausanne, où il compose une chanson par semaine, et enfin dans son nouveau cabaret lausannois le "Coup de Soleil", qui devient rapidement "un rendez-vous européen". Une plaque commémorative, rue de la Paix, en marque encore l’adresse.

Après la guerre, de retour dans la capitale française, Gilles reçoit la Légion d’honneur, et son duo avec Edith Burger fait un triomphe. Puis il poursuivra avec Albert Urfer sa carrière internationale, jusqu’à son retour définitif en 1959, à Saint-Saphorin. De ce village au coeur des vignes, il tentera de préserver "l'antique simplicité", non sans un regard critique sur ses compatriotes "bien nourris, bien mis, dans le conformisme endormis", et néanmoins "tout bons types".

De Montreux à Paris, de Paris à Saint-Saphorin, le parcours de Gilles est aussi sinueux, aussi audacieux que celui de la rivière qui le rendit célèbre. À propos de son avant-gardisme, Georges Brassens soulignait : "On peut dire que Gilles est un des ancêtres des auteurs-compositeurs d’aujourd’hui parce que c’est lui qui le premier et surtout à une période où cela ne se faisait pas du tout, a délibérément écrit de bonnes chansons".


Aux sources de la Venoge

Gilles est parvenu à faire de la Venoge, élément tout à fait anodin de la géographie locale, une entité poétique. Son écriture a eu lieu lors d’un séjour en Bretagne, bien loin de la région évoquée.

"Un jour que j'attendais l'inspiration, devant une mer bretonne absolument calme, sous un ciel sans nuages, quelque chose de bizarre se produisit. Je vis apparaître sur cette surface immobile, comme en filigrane, une ligne sinueuse autour de laquelle un paysage familier surgit du fond des eaux, couvrant l'Océan de collines verdoyantes, de bois, de vergers, et même de petits villages. Il n'y avait pas de doute, c'était mon lointain pays vaudois qui flottait, ô mirage ! comme une carte, sur la mer. La ligne sinueuse au milieu, c'était : la Venoge ! Une rivière discrète, peu connue alors de nos gens, à l'exception des riverains ou des pêcheurs de truite qui allaient, le dimanche, y cueillir d'un petit coup sec leurs proies frétillantes.

Alors, mon stylo, mû par une force irrésistible, se mit à courir sur la page encore vierge, et c'est ainsi qu'est né, à mille kilomètres de chez nous, ce poème qui est allé au fond du cœur non seulement de mes compatriotes, mais encore des Parisiens et de tous ceux à qui je l'ai fait entendre. Ce poème a un pouvoir secret dont je m'émerveille chaque jour. Il est déjà dans le folklore. Bientôt, je le sens, il ne m'appartiendra plus".

À la Sarraz

Le rythme du poème comme le tracé de la rivière traduisent sous la plume de Gilles l’ambivalence du caractère vaudois : tantôt tranquille, tantôt précipité, n’allant jamais droit au but mais suivant des méandres. Par contraste peut-être avec l’esprit français, réputé clair et concis ? Une chose est certaine : il faudrait lire le poème en marchant, courant, flânant, s’arrêtant pour repartir de plus belle.

La Venoge
On a un bien joli canton :
Des veaux, des vaches, des moutons,
Du chamois, du brochet, du cygne ;
Des lacs, des vergers, des forêts,
Même un glacier, aux Diablerets ;
Du tabac, du blé, de la vigne,
Mais jaloux, un bon Genevois
M'a dit, d'un petit air narquois,
– Permettez qu'on vous interroge :
Où sont vos fleuves, franchement ?
Il oubliait tout simplement
La Venoge !
Un fleuve ? En tout cas, c'est de l'eau
Qui coule à un joli niveau.
Bien sûr, c'est pas le fleuve Jaune
Mais c'est à nous, c'est tout vaudois,
Tandis que ces bons Genevois
N'ont qu'un tout petit bout du Rhône.
C'est comme : « Il est à nous le Rhin ! »
Ce chant d'un peuple souverain,
C'est tout faux ! car le Rhin déloge,
Il file en France, aux Pays-Bas,
Tandis qu'elle, elle reste là,
La Venoge !

Le long de la Venoge

Désormais, le cours d’eau fait non seulement partie du paysage culturel commun, mais représente un certain esprit du lieu, plein de nuances. L’humour de Gilles se manifeste dans le dessin contrasté de ce pays de Vaud dont les habitants apparaissent doués de modestie et d’orgueil, de maladresse et de finesse.

Faut un rude effort entre nous
Pour la suivre de bout en bout ;
Tout de suite on se décourage,
Car, au lieu de prendre au plus court,
Elle fait de puissants détours,
Loin des pintes, loin des villages.
Elle se plaît à traînasser,
À se gonfler, à s'élancer
– Capricieuse comme une horloge –
Elle offre même à ses badauds
Des visions de Colorado !
La Venoge !
En plus modeste évidemment.
Elle offre aussi des coins charmants,
Des replats, pour le pique-nique.
Et puis, la voilà tout à coup
Qui se met à faire des remous
Comme une folle entre deux criques,
Rapport aux truites qu'un pêcheur
Guette, attentif, dans la chaleur,
D'un oeil noir comme un oeil de doge.
Elle court avec des frissons.
Ça la chatouille, ces poissons,
La Venoge !
Elle est née au pied du Jura,
Mais, en passant par La Sarraz,
Elle a su, battant la campagne,
Qu'un rien de plus, cré nom de sort !
Elle était sur le versant nord !
Grand départ pour les Allemagnes !
Elle a compris ! Elle a eu peur !
Quand elle a vu l'Orbe, sa soeur
- Elle était aux premières loges –
Filer tout droit sur Yverdon
Vers Olten, elle a dit : « Pardon ! »
La Venoge !

À l’embouchure, du côté de Préverenges
En dépeignant une rivière qui est "vaudoise cent pour cent", Gilles n’apparaît pas pour autant comme un fervent patriote ni comme le chantre d’un pays idéalisé : critique, il joue sur l’autodérision, la tendance à "tenir le juste milieu", éviter tout risque inconsidéré, ne pas s’épancher de but en blanc.

"Le Nord, c'est un peu froid pour moi.
J'aime mieux mon soleil vaudois
Et puis, entre nous : je fréquente !"
La voilà qui prend son élan
En se tortillant joliment,
Il n'y a qu'à suivre la pente,
Mais la route est longue, elle a chaud.
Quand elle arrive, elle est en eau
– Face aux pays des Allobroges –
Pour se fondre amoureusement
Entre les bras du bleu Léman,
La Venoge !
Pour conclure, il est évident
Qu'elle est vaudoise cent pour cent !
Tranquille et pas bien décidée.
Elle tient le juste milieu,
Elle dit : "Qui ne peut ne peut !"
Mais elle fait à son idée.
Et certains, mettant dans leur vin
De l'eau, elle regrette bien
– c'est, ma foi, tout à son éloge –
Que ce bon vieux canton de Vaud
N'ait pas mis du vin dans son eau…
La Venoge !

La Venoge face à la ville

Contrastant avec la Venoge, Lausanne représente pour Gilles « une plaque tournante, un carrefour très animé », à la fois urbain et ancré dans une nature variée, toute en reliefs. Cette chanson brosse un portrait tendre et sans prétention du chef-lieu du canton.

Dominant la large gouille
Qu’on nomme le bleu Léman,
Où le pays se débarbouille
Et se mire joliment
Évêché et capitale,
Lausanne au flanc d’un coteau,
A planté sa cathédrale,
Son école et son château.
Sonne donc, grosse abeille,
Sonne donc, gros bourdon !
La ville s’éveille
Au son de ta chanson.
Son pied caresse l’eau douce,
Son front près des grands bois
Se pose sur un lit de mousse
Dans le Pays vaudois.
Sa main droite fait des signes
Aux champs, aux vergers en fleurs,
Sa main gauche tient la vigne ;
N’est-ce pas la main du cœur ?
Sonne donc, voix des anges,
Sonne donc, joli son,
Sonne pour la vendange
Et pour la fenaison !
Saint-François, cœur de la ville,
Est une exposition
Rétrospective des styles
De toutes les nations :
Néo-grec et Renaissance
Mil neuf cent et munichois,
Et presque totale absence
De quelque chose de vaudois !
Sonne donc, sonne, cloche,
Sonne donc, gros bourdon,
Pour ces œuvres moches
Implore notre pardon !
Ces temples de la finance
Sont bâtis, mes enfants,
Ma foi, à la ressemblance
Du Dieu nommé l’Argent !
Mais, tout près, la vieille église,
Simple et pure en ses atours,
Montre, en sa mesure exquise,
Ce que peut créer l’amour !
Sonne donc, cloche fière
Sonne sur Saint-François !
C’est Dieu notre Père
Et c’est pas l’Argent-Roi !
La ville en creux et en bosses,
En collines, en vallons,
Pour faire rouler ses carrosses,
Leur a construit des ponts.
Mais sous les arches de pierre,
Assurant la liaison,
À la place de rivières,
Il y coule des maisons.
Sonne donc, cloche, sonne,
Sonne sur le Grand-Pont,
Sonne sur la Riponne
Et sonne sur Montbenon !
À Lausanne, y a des pintes,
Le vin nous rend si forts
Qu’on irait partout sans crainte,
Mais oui, braver la mort !
On prend d’assaut la planète,
Mais soudain, en plein élan,
Le héros s’écrie : – Charrette,
Et la bourgeoise qui m’attend !
Sonne donc, grosse cloche ;
Ma femme au plumard
Va me sonner les cloches,
Ça va faire du pétard !
Le marché sur la Riponne,
Puis l’Université,
Dessus la cloche qui sonne :
Voilà notre cité !
Car le charme de Lausanne,
C’est qu’elle est, en vérité,
Une belle paysanne
Qui fait ses humanités ;
Sonne donc pour l’école
Le grand branle-bas.
Les volées s’envolent,
Mais l’esprit ne meurt pas !