Introduction au texte du poème "La Venoge"
In "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Un jour que j'attendais l'inspiration, devant une mer bretonne absolument calme, sous un ciel sans nuages, quelque chose de bizarre se produisit. Je vis apparaître sur cette surface immobile, comme en filigrane, une ligne sinueuse autour de laquelle un paysage familier surgit du fond des eaux, couvrant l'océan de collines verdoyantes, de bois, de vergers, et même de petits villages. Il n'y avait pas de doute, c'était mon lointain pays vaudois qui flottait, ô mirage! Comme une carte sur la mer. La ligne sinueuse au milieu, c'était: la Venoge! Une rivière discrète, peu connue alors de nos gens, à l'exception des riverains ou des pêcheurs de truite qui allaient, le dimanche, y cueillir d'un petit coup sec leurs proies frétillantes.
Alors, mon stylo, mû par une force irrésistible, se mit à courir sur la page encore vierge, et c'est ainsi qu'est né, à mille kilomètres de chez nous, ce poème qui est allé au fond du cœur non seulement de mes compatriotes, mais encore des Parisiens et de tous ceux à qui je l'ai fait entendre. Ce poème a un pouvoir secret dont je m'émerveille chaque jour. Il est déjà dans le folklore. Bientôt, je le sens, il ne m'appartiendra plus.

 

LA VENOGE

On a un bien joli canton:
Des veaux, des vaches, des moutons,
Du chamois, du brochet, du cygne;
Des lacs, des vergers, des forêts,
Même un glacier, aux Diablerets;
Du tabac, du blé, de la vigne,
Mais jaloux, un bon Genevois
M'a dit, d'un petit air narquois,
- Permettez qu'on vous interroge:
Où sont vos fleuves, franchement?
Il oubliait tout simplement
La Venoge!

Un fleuve? En tout cas, c'est de l'eau
Qui coule à un joli niveau.
Bien sûr, c'est pas le fleuve Jaune
Mais c'est à nous, c'est tout vaudois,
Tandis que ces bons Genevois
N'ont qu'un tout petit bout du Rhône.
C'est comme: "Il est à nous le Rhin!"
Ce chant d'un peuple souverain,
C'est tout faux! Car le Rhin déloge,
Il file en France, aux Pays-Bas,
Tandis qu'elle, elle reste là,
La Venoge!

Faut un rude effort entre nous
Pour la suivre de bout en bout;
Tout de suite on se décourage,
Car, au lieu de prendre au plus court,
Elle fait de puissants détours,
Loin des pintes, loin des villages.
Elle se plaît à traînasser,
À se gonfler, à s'élancer
- capricieuse comme une horloge –
Elle offre même à ses badauds
Des visions de Colorado!
La Venoge!

En plus modeste évidemment.
Elle offre aussi des coins charmants,
Des replats, pour le pique-nique.
Et puis, la voilà tout à coup
Qui se met à fair' des remous
Comme une folle entre deux criques,
Rapport aux truites qu'un pêcheur
Guette, attentif, dans la chaleur,
D'un œil noir comme un œil de doge.
Elle court avec des frissons.
Ça la chatouille, ces poissons,
La Venoge!

Elle est née au pied du Jura,
Mais, en passant par La Sarraz,
Elle a su, battant la campagne,
Qu'un rien de plus, crénom de sort!
Elle était sur le versant nord!
Grand départ pour les Allemagnes!
Elle a compris! Elle a eu peur!
Quand elle a vu l'Orbe, sa sœur
- elle était aux premières loges –
Filer tout droit sur Yverdon
Vers Olten, elle a dit "pardon!"
La Venoge!

"Le Nord, c'est un peu froid pour moi.
J'aime mieux mon soleil vaudois
Et puis, entre nous: "je fréquente!"
La voilà qui prend son élan
En se tortillant joliment,
Il n'y a qu'à suivre la pente,
Mais la route est longue, elle a chaud.
Quand elle arrive, elle est en eau
- face aux pays des Allobroges –
Pour se fondre amoureusement
Entre les bras du bleu Léman,
La Venoge!

Pour conclure, il est évident
Qu'elle est vaudoise cent pour cent!
Tranquille et pas bien décidée.
Elle tient le juste milieu,
Elle dit: "Qui ne peut ne peut!"
Mais elle fait à son idée.
Et certains, mettant dans leur vin
De l'eau, elle regrette bien
- c'est ma foi, tout à son éloge –
Que ce bon vieux canton de Vaud
N'ait pas mis du vin dans son eau…
La Venoge!

Port-Manech, juillet 1954
© Fondation Jean Villard-Gilles