Introduction au texte de la chanson "Dollar"
In "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Pouvait-on imaginer tout ça quand, en 1932, après avoir suivi pendant dix ans notre maître Jacques Copeau, de Paris en Bourgogne, Maistre et moi, sous les pseudonymes de Gilles et Julien, nous nous lancions tête baissée dans la chanson? C'est un art qui m'avait toujours tenté, car il permet de dire tant de choses en s'amusant.
A nous, les ports lointains, avec leurs matelots et leurs filles-fleurs posées comme des cariatides au carrefour des rues chaudes, à nous les guinguettes où règne l'accordéon, les échoppes multicolores, les sources vives, le ciel pur, le plaisir, la joie, la poésie du monde!
Mais il y a le reste, hélas! La conjoncture mondiale qui ramène brusquement le chansonnier à une réalité moins aimable et l'oblige à se mettre en prise directe sur l'Événement, de plus en plus monstrueux au cours de ces trente années d'histoire.
1932. Le fascisme a déjà transformé l'Italie en caserne et remplacé, aux mains de ses enfants, les mandolines par des mitraillettes. Hitler, obscur petit agitateur, vient de se hisser au premier plan de la scène politique, porté par l'enthousiasme des masses teutonnes, assoiffées d'espace vital. L'Europe commence à sentir les effets de la crise économique aux Etats-Unis où le mythe de la prospérité s'est effondré, brusquement. Le dieu Dollar, vidé de son trône, gémit le cul par terre. J'écris et je lance avec Julien, à Paris, sur la scène de l'Empire,

DOLLAR

De l'autr' côté de l'Atlantiqu'
Dans la fabuleuse Amériqu'
Brillait d'un éclair fantastiqu'
L'Dollar.
Il f'sait rêver les gueux en loqu's
Les marchands d'soupe et les loufoqu's
Dont le cerveau bat la breloqu'
L'Dollar
Et par milliers, d'la vieille Europ'
Quittant sa ferme, son échopp'
Ou les bas quartiers interlop's
On part. Ayant vendu jusqu'à sa ch'mis'
On met l'cap sur la terr' promis'
Pour voir le dieu dans son églis'
Le dieu Dollar!

Refrain
Et déjà dans la brume
Du matin blafard,
Ce soleil qui s'allume
C'est un gros Dollar!
Il éclaire le monde
De son feu criard,
Et les homm's à la ronde
L'ador'nt sans retard.

On ne perd pas l' nord, vous pensez,
Juste le temps de s'élancer
De s'installer, d'ensemencer,
Ça part!
On joue, on gagne, on perd, on triche
Pétrol', chaussett's, terrains en friche
Tout s'achèt', tout s' vend, on d'vient riche,
Dollar!
On met le vieux pneus en conserve
Et même, afin que rien n' se perde
On fait d'abord avec d' la m…
Dollar!
Jusqu'au Bon Dieu qu'on mobilise
Et qu'on débit' dans chaque église
Aux enchèr's comme une marchandise
À coups d' Dollars!

Refrain
Mais sur la ville ardente
Dans le ciel blafard
Cette figur' démente
C'est le dieu Dollar!
Pas besoin de réclame,
Pas besoin d'efforts,
Il gagne tout's les âmes
Parc' qu'il est en or.

Autos, phonos, radios, machin's,
Trucs chimiqu's pour fair' la cuisine
Chaque maison est une usine
Standard.
A l'aub' dans un' Ford de série,
On va vendr' son épicerie
Et l' soir on retrouv' sa chérie,
Standard.
Alors on fait tourner les disques
On s'abrutit sans danger puisque
On est assuré contre tous risqu's
Veinard!
La vie qui tourn' comme une roue
Vous éclabousse et vous secoue
Il aim' vous rouler dans la boue
Le dieu Dollar.

Refrain
Quand la nuit sur la ville
Pos' son manteau noir,
Dans le ciel immobile
Veill' le dieu Dollar.
Il hante tous les rêves
Des fous d'ici-bas
Et quand le jour se lève
Il est encor' là!

On d'vient marteau. Dans leur folie
Les hommes n'ont plus qu'une seule envie
Un suprême désir dans la vie,
De l'or!
S'ils s'écoutaient, par tout le monde
On en sèmerait à la ronde
Au fond de la terre profonde
Encor'!
On en nourrirait sans relâche
Les chèvr's, les brebis et les vaches
Afin qu'au lieu de lait elles crachent
De l'or!
De l'or, partout, de l'or liquide
De l'or en gaz, de l'or solide
Plein les cerveaux et plein les bides
Encor'! encor'!

Refrain
Mais sous un ciel de cendre,
Vous verrez un soir,
Le dieu Dollar descendre
Du haut d' son perchoir,
Et devant ses machines,
Sans comprendre encor'
L'homm' crever de famine
Sous des montagn's d'or!

Genève, juillet 1932
© Fondation Jean Villard-Gilles