Article paru dans Leysin Actualités

Quand Gilles était Ormonan…

On ne présente plus le poète Gilles, figure emblématique vaudoise, père de La Venoge, chansonnier parisien pendant plus de trente ans. On sait moins, en revanche, que Gilles appréciait la montagne et la nôtre en particulier. Avec sa veuve, Evelyne Villard, nous avons tourné quelques pages de l'album de souvenir de Gilles, lorsqu'il montait à Leysin ou séjournait aux Diablerets…

Comment ne pas s'enorgueillir de cette mention "… Même un glacier, aux Diablerets…" , en bonne place dans la première strophe de La Venoge de Gilles ? Ceci d'autant plus que notre homme aimait aussi les gens d'ici. Rien de tel pour s'en convaincre que de relire les différentes histoires drôles qu'il racontait durant son tour de chant. L'une parlait d'un certain Pichard, une autre d'un facteur de notre coin de pays qui ne pouvait s'imaginer prendre des vacances, et j'en passe. En fait, notre poète appréciait la franchise de caractère des montagnards que nous sommes. Sa très belle chanson Terre des Ormonans, décrit tout en finesse les mœurs, les états d'âme et les valeurs d'un personnage des Diablerets:

"Le papa Corboz, à l'entrée du village,
Tenait le Café du Bon-Dieu.
C'était un ami, un philosophe, un sage,
L'esprit prompt et l'œil malicieux…"

La veuve du poète que ses proches surnomment affectueusement "Madame Gilles" a reçu Leysin actualités. Se prêtant au jeu de l'interview, Evelyne Villard a évoqué quelques aspects qui éclairent la "face Ormonane" de son mari.

Ainsi, Gilles affectionnait notre région…
Gilles a toujours aimé les gens de la montagne, ceux des Diablerets comme ceux d'Evolène. Il connaissait bien leur "esprit rusé", leur finesse et leurs non-dits. Jeune homme, il montait dans un chalet d'alpage avec ses amis Elie Gagnebin, Henri Anex et d'autres étudiants. Il relate d'ailleurs avec émotion des épisodes montagnards dans son autobiographie. A la fin des années 1940, il est venu souvent rendre visite à Edith Burger, sa partenaire à la scène, en cure d'air à Leysin. Plus tard, nous sommes montés régulièrement chez nos amis Paul et Nicolette Vallotton qui nous recevaient très gentiment dans leur chalet des Diablerets.

Qu'appréciait Gilles dans la mentalité d'ici ?
Selon lui, les gens de la montagne partagent un point commun avec les habitants des bords de mer. Voilà pourquoi il les surnommait tous deux "peuples du vent". Sa chanson du même titre traduit bien l'admiration qu'il leur portait et les similitudes de vie des bergers sur l'alpage et des marins sur la mer.

Avez-vous une anecdote liée à notre région ?
Plusieurs ! Par exemple, ce bon radical de Jean-Pascal Delamuraz était un grand admirateur de Gilles. Chaque fois que le syndic de Lausanne d'alors séjournait aux Diablerets et que Gilles s'y trouvait aussi, Delamuraz souhaitait absolument boire un verre avec lui. Mais le politique craignait quelque peu de se "compromettre" en étant vu avec le poète… Il se débrouillait donc pour que la rencontre soit la plus fortuite possible ! On trouvait cela amusant. Avec le recul, cette crainte du qu'en-dira-t-on s'est avérée d'autant plus infondée qu'à l'enterrement du Gilles, le Conseil d'Etat vaudois in corpore marchait en silence derrière le cercueil !

Autre souvenir: peu avant que Gilles ne nous quitte, nous avons passé nouvel an chez nos amis les Vallotton, au-dessus du village. Bien que déjà très affaibli, Gilles nous a récité deux cents vers de La légende des siècles de Victor Hugo, d'un trait et sans une bavure. Son côté comédien professionnel est toujours resté très impressionnant. Paul Vallotton a fort bien écrit que, durant cet instant, nous avons eu un pressentiment de "jamais plus"…

Mais revenons à des choses plus gaies. Aux Diablerets, nous faisions du ski (surtout moi !). Gilles, lui, marchait en me regardant skier d'un œil goguenard et m'accueillait à l'arrivée par un "Je crois que tu as fait des progrès !" des plus moqueurs ! L'été, nous nous adonnions à de longues promenades. Leur finalité était toujours la même: boire un bon verre chez Corboz (dont il adorait écouter les histoires de revenants) ou dans un autre bistrot du coin !

Après ce moment de partage, "Madame Gilles" a refermé sa boîte à nostalgie. Nous nous sommes quittés en chantonnant ensemble la fin de la chanson de son mari: "Dieu veille sans doute sur les Ormonans!"

Propos recueillis par G. Montangero