LE SUISSE

Dites, à haute voix: "Je suis Suisse". Ce n'est pas très euphonique. Dites: "Ich bin ein Schweizer", c'est mieux, et vous avouerez que: "Ich bin eine Schweizerin", ça sonne mieux que: "Je suis Suissesse"! Question d'oreille bien entendu. La Suisse fut d'abord die Schweiz, une terre alémanique.

Nous autres, on est venus bien longtemps après. On ne pouvait pas faire autrement. On avait beau parler français, un français à nous bien sûr, truffé de ces germanismes qui nous venaient de Berne avec les baillis, on avait beau regarder la France: on n'en voyait que cette mince frange savoyarde. On en était séparés par le lac et le Jura, de jolies barrières, évidemment, mais des barrières, comme celles du Rhin et des Alpes qui séparaient des Allemagnes nos voisins d'outre-Sarine. Eux et nous, tassés dans le même espace clos, fourrés dans le même sac. Rien pourtant ne nous reliait, ni la race, ni la langue, ni la religion, ni les mœurs. Nous n'avions en commun que cette terre rocailleuse et ces vents qui descendaient des montagnes et soufflaient un air de démocratie et de liberté.

Alors, installés dans la solitude de notre jardin alpestre, ne pouvant communiquer avec les autres que par des cols, des pertuis, des tunnels ou des ponts, on s'est serré les coudes, on s'est mis à penser ensemble, à agir ensemble, puisqu'on était contraints, par force naturelle, à vivre sous le même climat; insulaires, comme les Anglais, mais à notre façon. Les routes, plus tard les voies de chemin de fer et les canaux, plus tard encore les pylônes porteurs de câbles électriques, nous ont pris dans leur réseau, comme dans les mailles d'un filet. Et puis, la paix, maintenue à travers trois guerres qui ont ravagé l'Europe, cette paix miraculeuse a encore accentué le caractère d'insularité de la Suisse, et du même coup justifié l'union de nos contraires.

Tout ça tient ensemble, au bout de près de sept siècles d'une histoire riche en plaies et bosses. Une histoire longtemps alémanique, que nous avons éprouvée au point de ne pas nous reconnaître d'autres aïeux que les Waldstätten. Cette histoire qui a fini par donner un air de ressemblance à vingt-deux cantons qui composent la Suisse, bientôt vingt-trois, nous l'espérons, si bien qu'on peut aujourd'hui tracer un autoportrait du Suisse, sans grand risque de se tromper.

Le Suisse moyen est un gaillard robuste, un peu lourd, solidement vêtu, qui, à la moindre bouffée de chaleur, se met, toutes bretelles dehors, en manches de chemise et fume des "stumpen" malodorants.

Né soldat, il a le goût de l'uniforme et des défilés militaires; bon citoyen, plus que l'homme, il admire la fonction; travaille comme un sourd; est volontiers pédagogue, mais plutôt tourné ders les choses matérielles relevées d'un rien de religion, à la mesure de ses besoins spirituels qui sont modestes. Il fait nécessairement partie, en tant que membre actif ou d'honneur, d'une société vouée au culte d'un de ces arts bien de chez nous qui sont le tir au fusil, les quilles, le hornuss et le chant choral. Légèrement raciste, d'un racisme sous-jacent qui se manifeste à la moindre contrariété et se traduit, heureusement sans autres conséquences fâcheuses, par des épithètes péjoratives telles que: reibe Welsch, Staufiffer, vieux Schnock! Il est en outre congénitalement méfiant à l'égard de tout ce qui dépasse le niveau moyen, à l'exception de nos chères montagnes; situant, sur l'échelle – des valeurs – le penseur, le poète ou l'artiste, bien au-dessous du colonel ou du député, à peu près à la même hauteur du préfet, entre le prêtre et le régent.

Sa grande affaire, c'est le confort matériel, intellectuel et spirituel. Chaque week-end, quand il fait beau, il s'arrache à la télévision et à la radio qui sont ses dieux lares, et fonce dans la nature, en train, en bateau, à cheval, en voiture, quelquefois à pied, pour y faire son plein d'oxygène, de paysages et d'émotions patriotiques (sans oublier les viandes à la broche) et le dimanche soir, rentre dans son foyer, fortifié, sublimé par cette communion hebdomadaire avec le sol sacré de la patrie, content de soi, de son logis tout confort, en se réjouissant une fois de plus d'être Suisse, c'est-à-dire fier, fort, franc et frais, suffisamment pourvu sur le plan métaphysique par le sermon du dimanche matin et toujours disposé à prodiguer à tout un chacun, même si on ne l'en sollicite pas, des leçons de sagesse, de politique, de stratégie et surtout de morale. Enfin, il s'endort du sommeil du juste.

Cependant, sciences et techniques transforment le monde; y compris la Suisse. "Le visage aimé de la patrie" s'altère un peu plus chaque jour. La part de l'âme s'amenuise; cette âme que l'on perçoit encore, quand entre deux avalanches de voitures ou de juke-boxes, les cloches d'une église font entendre leur voix, quand, au-delà du macadam des cités et leurs casernes fonctionnelles, on retrouve autour d'un ruisseau bondissant le paix d'un pâturage semé de fleurs, où les sonnailles des troupeaux chantent leur complainte d'automne. Il y a toujours un vieux fond paysan dans le cœur du Suisse. La terre lui colle aux semelles. Genevois et Bâlois mis à part, il n'est jamais tout à fait citadin. Mais cette campagne qu'il aime, elle se rétrécit peu à peu comme une peau de chagrin, dévorée par le réseau routier, les complexes industriels et les banlieues tentaculaires.

La Suisse, pourtant, ronronne encore comme une chatte dans son panier. De temps en temps, ses chatons sautent par la fenêtre pour voir ce qui se passe ailleurs; mais ils n'y comprennent pas grand-chose. Ils trouvent que ce n'est pas "propre" et reviennent à leur panier et à leurs habitudes, dont ils ne voudraient pas changer.

Mais les barrières tombent, les frontières s'ouvrent. Une Europe nouvelle se dessine, une Europe dont nous aurons été la préfiguration; et que nous sommes à juste titre fiers d'avoir réalisée et réussie et dont nous ne craignons rien tant, cependant, que de la voir se dissoudre, dans cette plus grande Europe que des hommes pleins de bonnes intentions essaient de construire!... péniblement.

Ne faudra-t-il pas changer nos habitudes? C'est encore loin, me direz-vous. Rien n'est loin, au jour d'aujourd'hui. La radio, la télévision, la presse, les transports, le sentiment de plus en plus fort de l'interdépendance des nations, de l'absurdité des frontières, de la nécessité de plus en plus évidente d'unir les peuples pour résoudre les problèmes à l'échelle mondiale, tout cela constitue un courant irrésistible qui fera sauter les frontières et bousculera les traditions. Un homme nouveau est en train de naître. Que sera-t-il? Le pire n'est pas fatal, car le meilleur est en puissance dans cette fantastique évolution. Il faut voir loin, il faut voir grand, au-delà de nous-mêmes. Utopie? Ce mot qui déjà n'a plus de sens au Royaume de la Technique, en aurait-il encore au Royaume des Idées? Méfions-nous de notre méfiance. Les idées vont vite. Au lieu de contempler notre nombril, tout en rêvant d'armes atomiques dérisoires, nous ferions peut-être bien d'y penser…

In "Amicalement vôtre" de Gilles
Edition originale Pierre-Marcel Favre, Lausanne, 1978
Réédité par Publi-Libris sous le titre "Le Meilleur de Gilles, Mémoires d'un Jongleur de Lune", 2001

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