En marge de l'histoire – introduction au texte de la chanson "Pendant c'temps-là"
In "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

1932-1962. Plus j'avance en âge, plus je redoute les anniversaires, car ils insistent fâcheusement sur cette fuite du temps qu'on s'efforçait d'oublier.
Mais, devant trente ans de chansons, je rends les armes. Près de trois cents chansons qui me font signe, mes seuls enfants! Venues au monde au cours de ces trente années d'histoire qui compteront pour dix siècles dans notre univers secoué par deux guerres mondiales et chamboulé par les savants dont les découvertes ont tout remis en question, de la réalité de l'homme à l'existence de Dieu.
Dans ce maelström vertigineux, accéléré par la bombe d'Hiroshima, que pèse en effet l'homme, cette fragile créature, première victime de la révolution que son propre génie a déclenchée?
Que pèse le talent d'un chansonnier qui court, à en perdre le souffle, après l'événement; qui tente d'en extraire "la substantifique moelle", qui risque de s'y brûler les ailes quand tant d'autres thèmes le sollicitent sur le chemin des écoliers où sa fantaisie voudrait l'entraîner?
Hélas! Pas moyen d'échapper à l'événement; à la politique surtout qui en est la cause ou la conséquence. C'est elle qui tient les clefs de notre destinée: le pain, le foyer, les salaires, la guerre et la paix. Notre existence est fonction de ses humeurs, de sa sagesse ou de sa folie. Le sort de l'homme est entre ses mains.
Le pauvre homme! Ahuri, abasourdi, emporté tel un fétu de paille au cœur de la tempête, disloqué dans son âme et dans sa chair, convaincu à la fois de l'absurdité de sa condition et de la supériorité de son génie, basculant sans cesse entre la difficulté de vivre et l'espérance de l'âge d'or; ayant perdu la trace de Dieu, cramponné cependant aux colonnes branlantes d'un système qu'il croyait éternel, fondé sur l'Ordre, l'Héritage, l'Assurance, la Banque, les Etats-Majors délirants, et la Police omniprésente; gorgé de presse à sensation, de radio et de télévision, l'homme, cet ex-roseau pensant dont quelques exemplaires ont déjà circulé dans la stratosphère, va-t-il, au faîte de son orgueil, se dissoudre en tant que personne humaine, pour n'être plus qu'un composé chimique d'azote, d'hydrate de carbone et de calcium, une sorte de relais magnétique, d'instrument docile aux ordres d'une technocratie toute-puissante qui finira par le réduire à sa merci? Tout est possible, le mieux, le pire, l'apocalypse et même un certain bonheur. L'histoire roule à un train d'enfer.


PENDANT C' TEMPS-LÀ

Le monde craque de partout.
Empir's et Royautés s'effondrent.
Entre Washington et Moscou,
L'Europe, du Danube à Londres,

Ainsi qu'une peau de chagrin,
Voit se rétrécir son domaine:
Si l'Afrique a brisé ses chaînes,
L'Orient commence à Berlin.

Le prestige de l'homme blanc
S'effiloche au vent de l'histoire
Et confiante en la victoire
La Chine a pris le mors aux dents.

Le présent ne ressemble à rien.
Guerre ou Paix? Les tueurs s'excitent,
Le diable chauffe sa marmite
Pleine à rad bord de techniciens.

Pendant c' temps-là, Conrad et le Grand Charles
Tirent des plans, debout sur les sommets,
Et tandis qu'on entend, au loin, leur voix qui parle,
La caravane passe et le peuple se tait.

Le pauvre, il a sa dose
De bobards, il s'y perd.
Il pense: "tu causes, tu causes,
C'est tout c' que tu sais faire!"

Dans cet univers en fusion
Le moteur du progrès s'emballe.
L'Art est en pleine confusion,
Tout fout l' camp: le droit, la morale,

Le bon sens, la raison, la foi,
Les humanités, la culture,
Fini! Terminé! Aux ordures
Avec la Bannière et la Croix!

Car les ultras de tous les bords
Reprennent du poil de la bête
Et l'on voit, relevant la tête,
Ce fascisme qu'on croyait mort.

Où est l'homme dans ce chaos?
Que devient ce roseau qui pense?
Assommé par tant d'évidences,
L'homme, ce lutteur, est K.O.!

Pendant c' temps-là, quatre grands vaticinent,
Jouent au poker et la guerre et la paix.
Le vent d'est est rempli de rumeurs de la Chine
Couvrant Mon Général qui reparle aux Français!

Mais le peuple a sa dose
De bobards, il s'y perd.
Il pense: "tu causes, tu causes,
C'est tout c' que tu sais faire"!

Entre Brigitte et Soraya
Et les potins de la commère,
Les da, les niet, les yes, les ya
Et les copulations princières,

Dans la confusion des partis,
Des clans, des nations, des doctrines
Et le vacarme des machines,
Le monde ahuri, abruti,

Va de l'espoir au désespoir,
Mêlant en lui l'orgueil immense
Que lui inspire la science
Et la terreur de l'abattoir.

On demande un saint, un héros,
Un pauvre, un sage, un pur, un juste,
Mais on ne voit que des Augustes
Qui ratent tous leurs numéros!

Pendant c' temps-là, les peuples de la terre
Dorment soûlés de discours incongrus.
Quand ils s'éveilleront dans la lune ou la guerre,
Transformé en robot, l'homme aura disparu!

C'est là qu'en sont les choses,
Et moi-même, c'est clair,
Je m' dis "Tu causes, tu causes
C'est tout c' que tu sais faire!"

Afissos, août 1960
© Fondation Jean Villard-Gilles