M. Simon Borel, étudiant à l'université de Lausanne en Master de Durabilité, a réalisé un travail sur Gilles pour un cours d'histoire environnementale - champ d'étude assez récent qui propose une lecture de l'histoire avec un prisme environnemental.

La Fondation Gilles a pensé que ce travail pouvait être intéressant et a le plaisir de le présenter en intégralité ci-dessous.

Simon Borel
Master en Durabilité

Eléments d’histoire environnementale
Fabien Locher & Grégory Quenet

UNIL – Université de Lausanne
Faculté des géosciences et de l'environnement
Année académique 2016-2017

Jean Villard-Gilles
Histoire environnementale d’un poète vaudois


Introduction : Jean Villard, dit Gilles, un poète vaudois dans le 20ème siècle
Jean Villard nait le 2 juin 1895 à Montreux, dernier enfant parmi 6 autres frères et soeurs. Son père Louis est architecte, et il sera un des artisans de la transformation de Montreux au début du 20ème siècle, qui passera en quelques années de petite bourgade au bord du lac à ville touristique ; nous y reviendrons. Comme il le dit lui-même, Jean vit une enfance heureuse et insouciante ; il fréquente le collège de Montreux, puis le gymnase classique. Déjà sensible à l’art et à la musique, il prend des cours de piano et écrit quelques chansons et poèmes, premiers essais ; mais, en 1914 : « Soudain, au milieu de la fête, la voix du tocsin nous arrache à nos jeux. 2 août 1914 ! On mobilise. »1

Après la guerre, Jean Villard fait une première expérience de théâtre, avec l’auteur suisse Charles-Ferdinand Ramuz, dans l’histoire du soldat, pièce qui devait être montée à Lausanne en 1919 mais qui sera annulée juste avant les représentations. Il part ensuite pour Paris où il est recommandé par Ramuz auprès de Jacques Copeau, qui l’initiera au nouveau théâtre dont il est un des instigateurs, poétique et dénué de tous les artifices du théâtre de boulevard. Jean Villard restera dans le monde du théâtre, d’abord à Paris et ensuite en Bourgogne avec les Copiaus (des élèves de Copeau), jusqu’en 1932. Enfin, il se lance dans le monde de la chanson, en prenant le nom de scène de Gilles. Il connaitra un succès retentissant avec son premier compère, Julien ; le duo Gilles et Julien se fait connaître partout en francophonie, de 1932 à 1939. Mais durant la guerre, Gilles rentre en Suisse où il est mobilisé, puis démobilisé et où il ouvrira un cabaret avec Edith Burger, avec qui il montera son deuxième duo. Il chante la liberté et la France pendant la guerre, à la limite de la censure ; il sera d’ailleurs accueilli en héros en France à la Libération, où il recevra même la Légion d’Honneur en 1946. A la mort prématurée d’Edith, Gilles fonde son troisième duo, avec Albert Urfer, un autre artiste Suisse, avec lequel il continuera son succès en ouvrant un cabaret à Paris, Chez Gilles, jusqu’en 1959, lorsqu’il retourne définitivement en Suisse. Il continuera à chanter jusqu’en 1976, et il décèdera le 26 mars 1982, à l’âge de 86 ans.

Même si son nom est quelque peu oublié dans les plus jeunes générations, Gilles est un artiste qui a marqué le 20ème siècle et le monde de la chanson ; il a chanté avant Piaf, Trenet ou les Frères Jacques, et la plupart des chanteurs français reconnaissent en lui une certaine paternité de la chanson française moderne. Par exemple, il est l’auteur de la chanson Les trois cloches qu’Edith Piaf et Les Compagnons de la Chanson ont contribué à rendre célèbre dans le monde entier. En Suisse romande, tout le monde connaît au moins son poème La Venoge, qui est un cri d’amour pour son pays, sur lequel nous reviendrons. Ce texte est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de faire ce travail d’histoire environnementale sur cet homme. Initialement, j’ai senti dans cet auteur deux aspects qui m’ont tenté de creuser la question du lien entre le poète et son environnement : premièrement, un amour pour sa région, son pays, et les vaudois, et leur rivière (la Venoge précisément), et deuxièmement, une critique acerbe et acérée des aspects négatifs de la modernité, de la course à l’argent qui rend les hommes fous, de la machine qui asservit l’homme, etc. Il suffit d’écouter la chanson Dollar, écrite en 1932, pour se faire une idée de la raison pour laquelle j’ai décidé de travailler sur cet artiste.

Art en environnement
Comment matérialiser et environnementaliser l’oeuvre d’un poète ou d’un chansonnier ? Les « événements historiques » auxquels s’attache mon travail sont d’une part la vie de Gilles, ce qui justifie une perspective biographique, et d’autre part la vision du poète sur la nature, ou la matérialité dans la poésie de Gilles ; mon travail cherchera à articuler ces deux « événements », qui sont peut-être plus difficilement cernables que des événements historiques classiques. Je n’ai pas trouvé énormément d’articles ou d’ouvrages qui parlent spécifiquement d’art, de nature et d’histoire, ou d’histoire environnementale de l’art, ou de la poésie. Il s’agit donc dans ce travail de naviguer prudemment en évitant les nombreux écueils que je perçois devant moi.

Particulièrement, je dois éviter de ne faire qu’une analyse littéraire, ou artistique, de l’oeuvre de Gilles, en oubliant totalement l’aspect historique. Cela signifie de ne pas uniquement analyser la place et le rôle et la vision de la nature dans les textes de l’artiste; certes, dans ma recherche sur les chansons de Gilles et sur ses écrits, j’ai dégagé plusieurs thématiques pour parler du rapport entre l’oeuvre du poète et l’environnement. Cette approche constituera une première partie de mon travail. Je vais parler de ces différents thèmes car il est assez évident que l’environnement, ou la nature, inspire les artistes ; ceci n’est sans doute pas quelque chose de nouveau, l’artiste porte évidemment un regard sur le monde qui l’entoure. Analyser la littérature avec un prisme environnemental, c’est un champ qui existe dans le monde anglophone et qui arrive gentiment dans le monde francophone, l’écocritique ; or, l’intérêt de cette dernière réside dans le fait que la littérature « façonne nos regards et notre intelligence du monde, plutôt qu’elle ne les reflète. »2 Ainsi, je chercherai dans un second temps à rendre saillant la matérialité de l’environnement dans l’oeuvre de Gilles, et de dégager une perspective analytique en lien avec plusieurs axes historiques, notamment un axe biographique, c’est-à-dire lié à la vie de l’auteur, et un axe sur l’histoire de l’idée de nature. Le but est donc d’historiciser une approche environnementale de l’art dans un cas particulier, celui d’un poète chansonnier ; je ferai donc attention à articuler les différents aspects des interactions entre Gilles et son environnement, en prenant en compte le dynamisme qui existe entre eux : non seulement les liens du poète à son environnement, mais aussi ceux de l’homme, via sa biographie.

Sources et méthodologie
Les sources sur lesquelles je me suis penché pour ce travail sont principalement des ouvrages de Jean Villard. J’ai analysé trois de ses recueils de chansons, comptabilisant environ 150 chansons différentes ; dans deux de ces recueils, l’auteur a écrit des commentaires en introduction de chaque chanson, que j’ai également utilisé comme source. Son autobiographie « Mon Demi-Siècle et demi » m’a également servi. Enfin, je suis allé puiser quelques sources aux archives cantonales vaudoises, qui contiennent des centaines de pièces de l’auteur ; je n’ai évidemment pas pu faire une recherche exhaustive, mais j’ai pu regarder certaines lettres qu’il a reçu, ainsi que certains textes non édités et certains articles de journaux sur lesquels je suis tombé. En revanche, je n’ai pas fait d’autres recherches plus poussées concernant des articles de journaux, et je n’ai pas non plus fait de recherches sur d’autres artistes ; je souligne ceci pour indiquer deux points. Premièrement, ce travail ne présente pas une analyse comparative de plusieurs artistes, et ceci implique que l’extrapolation à un contexte plus large est sans doute périlleuse. Deuxièmement, je n’ai pas pu faire une recherche exhaustive, ce qui nécessiterait un plus grand effort que je ne pouvais pas fournir dans le cadre de ce travail. Ainsi, ce travail prend la posture d’un essai interprétatif des liens entre un artiste et l’environnement, plutôt que d’une recherche plus complète sur les liens entre l’art et l’environnement au 20ème siècle, travail qui sans doute serait fort intéressant à mettre sur pied.

Afin de saisir le mieux possible la substance de l’oeuvre de Gilles, j’ai fait le choix d’utiliser des assez longues citations, en espérant que ceci n’alourdisse pas trop la lecture de ce papier.

Différentes thématiques
Une première thématique qu’il faut mentionner lorsqu’on s’intéresse à l’oeuvre de Gilles, c’est celle de la guerre. Lui-même, dans ses différents recueils, réserve un chapitre entier à ce thème précis ; de nombreuses de ses chansons parlent de la guerre sous différentes approches. Nous allons commencer par cette thématique pour tenter de dérouler les autres de manière logique, car bien entendu les thématiques sont liées entre elles dans les chansons, et souvent l’une appelle l’autre comme nous le verrons. L’artiste a été mobilisé durant les deux guerres mondiales, il a chanté dans son cabaret à Lausanne la liberté de la France, et ceci se retrouve donc logiquement dans ses chansons. Dans son autobiographie, il raconte l’histoire d’une famille juive que le personnel d’un restaurant en Allemagne dans les années 30 ne voulut pas servir : « Je n’ai jamais oublié cet incident qui en disait long déjà sur la barbarie des hommes. C’était le commencement de ce que Malraux a appelé le Temps du mépris. Nous devions en voir bien d’autres. Pour moi, c’est ce jour-là que le diable, sûr du lâche consentement des hommes, a entrepris son œuvre maléfique, aidé par la technique, pour les mieux asservir, pour tuer dans leur corps vivant leur âme, en faire ces robots hébétés dont la marche implacable à travers le monde écrase encore jour après jour les dernières libertés. »3 Comme nous le voyons dans cette première citation, à la guerre sont associées plusieurs idées : la guerre est aidée de la technique qui sert à asservir les hommes ; les hommes sont écervelés ; la liberté est bafouée. Dans la chanson La Der des Der4, le chanteur imagine les deux derniers survivants sur Terre, « deux guerriers, deux produits parfaits de la technique », qui finissent par s’entretuer ; voilà jusqu’où pousse la folie des hommes. Comme nous le voyons, le poète développe l’idée selon laquelle les guerres du 20ème siècle sont rendues possibles, voire inéluctables, car les hommes sont hébétés et deviennent des barbares. Ceci se fait à cause de la technique entre autres, mais pas uniquement. Dans un de ses recueils, Gilles note : « « Notre civilisation n’est qu’une façade trompeuse. Rutilante, superbe, spectaculaire, elle a tout réussi, sauf l’homme ! A l’orée de ce vingtième siècle, il semblait pourtant… mais non. Deux guerres mondiales fratricides l’ont déshumanisée. […] Une civilisation ne se définit, reconnaissons-le, ni par l’éclat de ses arts, ni par les développements de sa science et de ses techniques : admirables façades derrière lesquelles s’agite le plus souvent un monde de violence, de stupre et de sang. Il y faut d’autres bases et d’autres vertus qui ont nom courtoisie, solidarité, convivialité, désintéressement, dignité, respect de l’homme, justice, sainte pauvreté. »5 L’homme est déshumanisé dans ce 20ème siècle ; ainsi, il a perdu toutes ces vertus que Gilles énumère à la fin de cette citation. On trouve donc l’idée d’une perte, d’un retour en arrière, l’homme a laissé derrière-lui quelque chose d’inestimable en rentrant dans ce 20ème siècle. Plus loin dans le même ouvrage, le poète dit : « Pourtant, nous paraissions à pied d’oeuvre. Les hommes de notre génération n’ont-ils pas vu surgir tour à tour d’étonnantes merveilles, produits d’une technologie dont nous étions, à juste raison, très fier ? L’ennui, c’est que nous n’avons pas su les maîtriser. Échappant à notre contrôle, elles sont capables du pire et du meilleur. Nous attendons, assis sur une bombe, la venue de l’Age d’or. »6 Voilà ce qu’il pense de la technique ; un beau gâchis, qui aurait pu permettre à l’homme un réel progrès ; or au lieu de cela, la technique a rendu l’homme barbare, elle a coupé le lien qui l’unissait à des valeurs capitales, ce qui a dénaturé la vie humaine. Cette idée de gâchis se trouve très nettement exprimée dans la chanson Derrière la muraille de Chine :
« Nous qui avons l’héritage
D’un occident libre et fort
Porteur de tant de messages,
Gardien de tant de trésors,
Faute d’un peu de courage,
Bêtement, en vue du port,
Allons-nous faire naufrage
Juste au seuil de l’Age d’Or ? »7

Un autre instrument de la dénaturation de la vie humaine, c’est l’argent. Dans plusieurs des chansons de Gilles il est fait mention du Dieu Dollar, que l’homme sert avec une ferveur et une foi aveugle et qui le pousse à la folie. Ainsi dans une des chansons les plus connues de Gilles, Dollar, écrite en 1932, on trouve une critique acerbe de la société de consommation et de la toute-puissance de l’argent :
«Autos, phonos, radio, machins,
Trucs chimiques pour faire la cuisine
Chaque maison est une usine standard.
[…]
On met les vieux pneus en conserve
Et même, afin que rien n’se perde
On fait d’l’alcool avec l’a m…
[…]
Mais sous un ciel de cendre,
Vous verrez un soir,
Le Dieu Dollar descendre
Du haut d’son perchoir
Et devant ses machines
Sans comprendre encore
L’homme crever de famine
Sous des montagnes d’or ! »8

Le thème de l’argent est crucial dans l’oeuvre de Gilles, et on le trouve dans des dizaines de chansons de manière plus ou moins centrale. L’argent, qui ne peut apporter que la richesse matérielle de l’homme, mais qui ne peut pas acheter ces autres valeurs que l’homme doit retrouver d’une autre manière.

Pour faire le point à cet endroit du travail, nous voyons que les leviers qui déshumanisent l’homme et le font fouler du pied les vertus qui lui permettraient une vie plus heureuse ont pour nom Technique, Argent, Guerre. Je crois que l’on peut classer dans ces trois catégories les principaux maux du 20ème siècle selon le poète. Nous allons maintenant nous pencher sur ces valeurs perdues dont il nous parle, et qu’il s’agirait de retrouver ; plus précisément, nous allons nous pencher sur la vision de Gilles d’une vie harmonieuse et heureuse.

Une première thématique qu’il s’agit de mentionner dans cette idée d’un Age d’or perdu qu’il s’agit de recouvrer est celle de l’éloge que fait Gilles du métier et de l’artisan. Souvent, il reproche qu’aujourd'hui les hommes soient au service de la machine, et non l’inverse. Il regrette que des savoir-faire se perdent, que l’homme soit aliéné par la technique ; dans son autobiographie, il note (en parlant des artisans de Paris) : « C’est un des spectacles les plus réconfortants qui soient et des plus propres à nous rendre confiance dans l’homme, que celui de ces ouvriers, vieux ou jeunes, qui perpétuent à travers ce siècle de robot une tradition humaniste. Je ne crois pas à leur disparition, bien au contraire. Si l’on trouve un jour l’équilibre dans la production machiniste, c’est-à-dire, non plus l’asservissement de l’ouvrier à une machine qui ne travaille que pour le profit de quelques-uns, mais bien la liberté grâce à une machine qui travaillera dans l’intérêt de tous, les hommes, du moins les meilleurs d’entre eux, retrouveront avec joie, dans leurs loisirs, les gestes éternels et les vieux secrets du travail à la main. »9 L’artisan qui travaille de ses mains est un personnage récurrent dans l’oeuvre de Gilles, personnage qui effectue un métier authentique, et qui est loué parce qu’il perpétue une tradition et un savoir-faire qui garantit une qualité de vie supérieure que celle que fournissent les produits travestis et les ersatz (mot qu’il utilise souvent) du 20ème siècle moderne. Par exemple, dans sa célèbre chanson Dollar comme nous venons de le voir, le fait de faire de l’alcool avec de la m**** contraste avec le petit vin blanc et la vigne du terroir naturel vaudois qui se retrouve dans de nombreuses chansons (La partie de Cave, La vigne de chez nous, la Gonflée, etc.10)

L’authenticité est donc une de ces valeurs que le poète défend à travers ses textes, contre le travestissement organisé par la course au profit de la société de consommation du 20ème siècle. Elle n’est pas la seule. D’autres valeurs, la liberté, l’humanisme, la sobriété, la bienveillance, l’amitié, la tendresse, sont toutes des valeurs qui, selon l’oeuvre de l’artiste, ont été mises à mal par ce 20ème siècle obscur. De manière édifiante, l’auteur note dans un commentaire : « Les valeurs qui fondent une culture sont toujours les mêmes. On les a trahies, c’est tout. »11

Perspective biographique et environnementale
Nous allons maintenant tenter de dégager quelques axes pour approfondir ces thématiques qui ont été mises à jour dans la première partie. Premièrement, il s’agit de proposer une analyse en lien avec la vie, la biographie de l’auteur. Comme nous l’avons dit en introduction, Jean Villard-Gilles a traversé le 20ème siècle. La présence du thème de la guerre n’est pas une surprise, puisqu’il a été mobilisé durant les deux guerres mondiales ; le poète se demande : « Dans toute cette misère de l’homme, dans cet écrasement de l’esprit, dans cette éclatante, insultante affirmation de la force et de la technique, qu’avons-nous à faire d’un petit cabaret lausannois dérisoire, où Edith et Gilles vont faire joujou avec la chanson ? »12 Pourtant, ce cabaret aura un écho immense, et Edith et Gilles recevront la Légion d’Honneur pour ceci. Gilles lui-même souligne un rôle de la chanson, la dénonciation : « C’est vrai que nous pourrions entrer dans une vie contemplative. Attendre doucement la fin en nous élevant au-dessus de la mêlée féroce des humains. Mais comment y parvenir quand nous sommes assourdis de cris, de vociférations, d’appels au secours, assaillis d’images sanglantes, sur cette terre qui fabrique partout des enfers. »13 Un autre exemple qui permet de souligner un lien entre la vie du poète et la matérialité de son oeuvre réside dans le fait qu’il ait vécu dans son enfance une transformation exceptionnelle de son environnement. La ville de Montreux, qui n’était qu’une bourgade à la fin du 19ème siècle, a subi une métamorphose, dont Gilles parle lui-même dans son autobiographie : « voici surgir, à grand renfort de terrassiers, de maçons, d’outils, de grues mécaniques, à la place des vignes et des terrains déserts, des chantiers bruyants, innombrables : […] d’immeubles locatifs, de villas, d’hôtels, de casinos, de gare. »14 Sur une échelle plus large, nous pouvons, sans entrer dans le détail, imaginer à quel point les transformations sur le plan matériel ont dû être importantes pour cet homme. Il le mentionne a plusieurs reprise : en plus de cette urbanisation et de l’apparition de routes et d’automobiles, il a vu l’invention de la radio, de la télévision, de l’aviation, du téléphone, etc. Ces deux aspects, urbanisation de l’espace et spécification du quotidien ont sans aucun doute marqué Gilles ; ceci peut éclairer pourquoi le poète émet souvent l’idée d’un Âge d’or perdu qu’il s’agit de retrouver : son monde a changé de manière fulgurante, et il s’attache à stigmatiser les mauvais côtés de ce changement. Gilles déploie largement une critique de la technique ; or, ceci est une thèse environnementale notoire. La technique permet à l’homme d’augmenter son pouvoir d’action, à tel point qu’il peut causer des dommages irréversibles à l’environnement, et mettre en danger la survie même de l’homme ou des écosystèmes. Cette thèse est centrale dans la plupart des pensées écologistes, et elle se retrouve notamment chez Hans Jonas ; mais nous pourrions également citer plusieurs exemples qui permettent de mettre en exergue l’aspect problématique des techniques humaines : les pollutions chimiques, l’émission de gaz effet de serre, etc. Comme nous venons de le voir au paragraphe précédent, la chanson est un instrument pour dénoncer les horreurs du siècle ; mais ce qui nous intéresse, c’est ce que fait le poète de cette critique, de quelle manière il propose autre chose, et en quoi ceci éclaire le lien entre l’artiste en l’environnement.

Comme nous l’avons vu, une nostalgie se déploie dans l’oeuvre de Gilles : des vertus ont été perdues et doivent être retrouvées, voici l’espoir que nourrit le poète face à l’obscurité que lui inspire le 20ème siècle. Nous pouvons dire deux choses concernant une certaine éthique de l’artiste. Premièrement, il développe une éthique des vertus : c’est la perte de certaines vertus qui a mené la destruction et la folie de ce 20ème siècle. Cette perte s’explique par la guerre, la technique, et l’argent principalement, qui ont déshumanisé l’homme. Corollairement, c’est le retour à ces vertus qui laisse le poète optimiste, et c’est pour ceci qu’il chante, et qu’on les retrouve dans ses chansons. L’éthique des vertus est une des pistes de recherche en éthique environnementale aujourd'hui ; face à l’éthique moderne classique, qui se focalise sur la liberté individuelle qui n’est encadrée que par l’interdiction de violation de la liberté négative d’autrui, certains auteurs parlent d’un retour de vertus qui permettraient de concilier l’activité humaine et l’environnement de manière plus harmonieuse. Deuxièmement, il est clair que Gilles a une vision téléologique de l’éthique. Dans ses chansons, on peut dégager les contours d’une idée du Bien que défend le poète. Et c’est dans cette idée du bien que l’on retrouve des liens « sains » entre l’homme et la nature, une certaine sobriété et le plaisir des choses simples. Par exemple, dans la chanson Le bonheur, on voit très bien que l’obscurité du 20ème siècle pousse à un retour à certaines valeurs :
« Dans ce siècle de peur
De misère et de guerre
Il est pourtant sur terre
De très humbles bonheurs.
[…]
Le parfum d’une rose,
Un beau regard humain
C’est le souffle léger
D’un enfant qui sommeille
C’est l’amitié qui veille
Et le pain partagé. »15

Cette idée du bien passe par une redécouverte ou un retour à une situation d’harmonie entre l’homme et la nature. Comme nous l’avons vu, le poète met l’accent sur la beauté d’un métier artisanal, par opposition à la domination de l’homme par la machine. Il souligne également l’authenticité, face au travestissement auquel nous pousse la folle course au profit, etc. Ainsi, il défend un certain mode de vie à travers les vertus qui permettent de viser l’idée du bien qu’il déploie dans son oeuvre. Or, il n’est pas anodin de souligner que ce n’est pas qu’une vision du poète, mais c’est une vision de l’homme, de monsieur Villard ; dans son autobiographie, il est clair qu’il applique ses préceptes de vie, Jean Villard-Gilles est ce qu’on appelle un « bon vivant », et cette expression prend tout son sens avec ce poète qui défend précisément une forme de vie bonne. Pour illustrer ceci, je suis tombé dans les archives sur une lettre de son grand ami Elie Gagnebin, lettre très lourde dans laquelle il parle d’une dangereuse opération chirurgicale qu’il doit subir (et à laquelle il ne survivra pas, il décèdera une semaine après cette lettre). Dans cette lettre, Mr. Gagnebin répond à Gilles qu’il se réjouit de faire avec lui un petit voyage quand il sera en état, c’est à dire après « une dizaine de jours nécessaires pour reprendre figure humaine » ; puis il conclut : « Où que ce soit, le premier coup de blanc que nous boirons ensemble brille à mon horizon comme un feu de joie ! »16 Je trouve que cette phrase résonne avec force de cette idée que face aux ténèbres et à l’obscurité, certaines valeurs, comme l’amitié, la simplicité, la frugalité, et une certaine idée du bien et du bonheur forment une torche rayonnante ; c’est en ce sens que je comprends le lien qui existe dans l’oeuvre de Gilles, et dans sa vie, entre la manière dont il a critiqué son siècle moderne et la leçon de vie, l’éthique que le poète véhicule et transmet. Cette éthique se forme par confrontation à la modernité, à la technique délirante, la barbarie des hommes, la folie de l’argent, et par conséquent aboutit aux valeurs et à l’idée du bien que nous avons vu ; il s’agit ici à mon sens d’un point important que la matérialisation de l’oeuvre de l’artiste nous permet de saisir. Finalement, il est également intéressant de souligner comment à de nombreuses reprises la nature dans l’oeuvre de Gilles est le lieu, l’espace ou le théâtre où se déroule cette vie bonne qu’il défend. En général, cette nature est décrite comme étant tranquille et paisible, tranquillisante et apaisante ; il s’agit souvent de la Suisse, le pays de Vaud, qu’il chante souvent. Le plus connu de ses textes est La Venoge, poème où il dit son amour pour son pays, et sa rivière, et pour les Vaudois, à qui il prête la plupart des valeurs qu’il défend. Bien entendu, l’opposition entre ville et campagne est un thème récurrent de la littérature, qui existe depuis l’antiquité et qui s’est répandu largement depuis le 19ème siècle.17 Toutefois, en mettant ceci en relation avec la vie de Gilles comme nous l’avons vu précédemment (l’explosion touristique de Montreux, les deux guerres, etc.), je pense que nous pouvons aller un peu plus loin que simplement souligner la présence de ce thème. Dans un texte inédit, qui est une courte pièce de théâtre écrite en 1952, Gilles met en scène un enfant à qui le narrateur pose une question : « Suppose qu’un jour, un petit cousin vienne passer ses vacances chez tes parents. Il arrive d’un pays nordique, brumeux, où il n’y a que des usines et du charbon. »18 A cette vision, le poète oppose justement le paysage Suisse, et demande à cet enfant s’il ne s’empresserait pas de faire visiter les coteaux au-dessus du Léman à son cousin. Non seulement on voit l’opposition entre ville et campagne, mais celle-ci est utilisée pour « ouvrir les yeux » à ce pauvre enfant, comme pour le sauver.

Dans un commentaire dans l’un de ses recueils, concernant sont retour définitif en Suisse après son cabaret à Paris dans les années 50, Gilles écrit « Dans un air pollué, dans le bruit, la cohue des autos qui ont fait un enfer de la rue, je n’y tiens plus. Je pense à mon coteau vaudois où je suis revenu pour de bon cette fois ! »19 Nous voyons ici ce qui le fait fuir la ville et la « cohue », pour retrouver une nature chérie, qui permet cette vie paisible dont il parle souvent. Cette vie est indissociable de cette nature précise, « son » coteau vaudois ; il en parle à de nombreuses reprises, et souvent aussi il chante les louanges des gens qui s’y trouvent, des vignerons durs à l’ouvrage (dans un poème sur le village de Saint-Saphorin), ainsi que de la vigne. La vigne et le vin tiennent un rôle primordial et sont les thèmes de plusieurs chansons qui parlent de ce terroir, et qui pour moi symbolisent le lien entre la vie bonne, la nature perçue comme refuge paisible et comme condition de ce mode de vie.

Conclusion
Pour conclure, nous avons vu de quelle manière les thématiques dans les oeuvres de Gilles peuvent être lues à la lumière d’un prisme d’histoire environnementale. Une dynamique a émergé de cette analyse : le poète nourrit une sorte de nostalgie, son siècle de barbarie ayant foulé du pied de nombreuses valeurs et ayant par là-même rendu les hommes fous. Ces mêmes hommes, menés par des dictateurs qui sont plus malsains que le diable (dans la chansons La bourrée du diable, le diable va faire un tour sur Terre, et en voyant les dictateurs, il s’écrie « “j’ai vu l’Enfer, mais c’est la terre !“ Et il se suicida»20), et dépassés par les techniques destructrices qu’ils ont inventé mais qu’ils ne parviennent pas à gérer, font oeuvre de destruction insensée. Seulement Gilles est un optimiste : « Je suis incorrigiblement du côté de l’espoir. Ce doit être une tare congénitale »21 ; ainsi, cet Âge d’or perdu est une chose à retrouver, et nous trouvons dans ses chansons des pistes qui permettent ce renouveau.

La chose la plus intéressante qu’il faut retenir de l’oeuvre de Gilles, et sur laquelle je souhaite conclure ce travail, c’est la manière dont le poète articule l’homme et la nature. Ce qu’il s’agit de retrouver pour le poète, c’est précisément une certaine harmonie, qui passe par des valeurs, par un terroir, et par un plaisir de vivre. A mon sens, la nature inspire ce mode de vie que le poète défend, et ce mode de vie nécessite une certaine nature en retour. L’homme est inséparable de « sa » nature, et vice-versa. Ceci est à mon avis un regard très intéressant sur le lien entre l’homme et son environnement ; il est à des années-lumière de la vision naturaliste dichotomique que définit Descola, et il y a probablement quelques enseignements à tirer de cette perspective. Gilles ne souhaite pas un retour à la nature sauvage sans la trace de l’homme ; il vise un retour à une harmonie entre l’homme et son environnement. Il est intéressant à ce titre de noter l’importance pour l’histoire environnementale de considérer la nature comme un construit culturel22. Pour Gilles, l’activité de l’homme doit s’ancrer dans une nature accueillante, et ceci est en opposition avec la vision de la nature ennemie qui parcourt le 20ème siècle moderne ; la construction de l’idée de nature chez Gilles s’effectue à contre courant de la vision dominante du 20ème siècle, et ceci s’explique précisément par le fait qu’il se soit attaché à critiquer ce siècle, et que l’artiste en lui a eu comme rôle de dénoncer ce qu’il percevait comme une vision erronée.

Pour terminer, je soulignerais que ce travail pêche par manque d’exhaustivité ; il y aurait suffisamment de matière pour écrire une biographie entière du poète Jean Villard Gilles, en ayant à l’esprit un axe environnemental et historique. Par manque d’espace et de temps, je ne pouvais pas illustrer et affiner chacun des points de ce travail par d’autres citations ; mais les thèmes que j’ai mis à jour se retrouvent tout au long de l’oeuvre de l’artiste. Je n’ai pas pu discerner tous les aspects qui seraient nécessaires à une compréhension plus large des liens entre le poète, la société et l’environnement, et c’est pourquoi j’ai qualifié d’emblée mon travail d’essai, au sens de tentative. Toutefois, ce papier de recherche m’a apporté une vision très intéressante sur le siècle qu’a vécu cet artiste, sur l’histoire de ce siècle à travers ce regard poétique, auquel nous ne sommes que peu habitués en faculté de géosciences !

Notes
1 Gilles, Mon Demi-Siècle et demi, 1970, p. 46
2 Reichler, Claude, 2015, Littérature (Point de vue 2) in « Dictionnaire de la pensée écologique, Bourg & Papaux, Paris, Puf. »
3 Gilles, 1970, p. 104.
4 Gilles, 1978, p. 54.
5 Gilles, 1978, p. 13.
6 Gilles, 1978, p. 14.
7 Gilles, 1963, p. 73.
8 Gilles, 1981, p. 84 . Je recommande vivement l’écoute de cette chanson qui malgré ses 85 ans est d’une actualité confondante.
9 Gilles, 1970, p.66.
10 Voir Gilles, 1981, p.308 et suivantes.
11 Gilles, 1978, p. 32.
12 Gilles, 1970, p. 204.
13 Gilles, 1978, p. 10.
14 Giles, 1970, p. 21.
15 Gilles, 1981, p. 272.
16 Lettre de Elie Gagnebin datée du 8 juillet 1949
17 Voir Scaffai, Niccolò, 2015, Littérature (Point de vue 1), In « Dictionnaire de la pensée écologique, Bourg & Papaux, Paris, Puf. »
18 « Les Copiaus sur les routes de France », pièce inédite
19 Gilles, 1978, p. 16.
20 Gilles, 1963, p. 25.
21 Gilles, 1963, p. 61.
22 Quenet, Grégory, 2016, William Cronon : Récits, environnement et communauté, in « Nature et récits : essais d’histoire environnementale », éditions Dehors, p. 25.

Bibliographie
Ouvrages de Jean Villard - Gilles
– Villard, Jean (dit Gilles), 1963, Chansons que tout cela !, Lausanne : Editions Rencontre.
– Villard, Jean (dit Gilles), 1970, Mon Demi-Siècle et demi, Lausanne : Editions Rencontre.
– Villard, Jean (dit Gilles), 1978, Amicalement vôtre, Lausanne : Editions Pierre- Marcel Favre.
– Villard, Jean (dit Gilles), 1981, Les chansons de Gilles, Lausanne : Editions Pierre- Marcel Favre.

Littérature
– Quenet, Grégory, 2016, William Cronon : Récits, environnement et communauté, in «Nature et récits : essais d’histoire environnementale », éditions Dehors.
– Reichler, Claude, 2015, Littérature (Point de vue 2) in « Dictionnaire de la pensée écologique, Bourg & Papaux, Paris, Puf. »
– Scaffai, Niccolò, 2015, Littérature (Point de vue 1) in « Dictionnaire de la pensée écologique, Bourg & Papaux, Paris, Puf. »
– Sherringham, Marc, 1992, Introduction à la philosophie esthétique, Paris : Petite Bibliothèque Payot.

Archives cantonales vaudoises
Cote générale, PP607, Gilles (Jean Villard-)
Liste des cotes des documents utilisés :
- PP607/54 Lettres de Elie Gagnebin
- PP607/76 Les Copiaux du Vieux-Colombier